La Croix
Céline Hoyeau, à Lyon
Bertrand croyait cet
homme mort depuis longtemps. Mais un article de presse lui
révélait en décembre qu’il était en vie. Et pas seulement.
La photo, datée du 15 août, montre le P. Bernard Preynat
entouré d’enfants. Ils ont l’âge de ceux de Bertrand… L’âge,
aussi, que ce cardiologue lyonnais avait lorsqu’il eut à
subir les attouchements du même « père Bernard », en 1980,
alors qu’il avait à peine 10 ans.
Choqué de découvrir
que ce prêtre a été laissé au contact de mineurs toutes ces
années, Bertrand a cofondé avec d’autres victimes une
association – « La
Parole libérée » – pour « briser l’omerta sur la
pédophilie dans l’Église ».
Aux yeux de ce
cardiologue, le silence, comme en médecine, est délétère : « La pédophilie est un
cancer pour le corps qu’est l’Église, et elle génère ses
métastases si l’on ne s’en occupe. » « Nos parents ont
peut-être pu se taire, mais nous sommes d’une génération
qui ne peut plus supporter cela », abonde une autre
victime présumée, Alexandre, 44 ans, dans la finance et père
de cinq enfants.
« S’il faut un village
pour élever un enfant, il faut aussi un village pour en
abuser », cite Alexandre, frappé par cette formule
choc du film Spotlight, sur les scandales pédophiles à
grande échelle que le diocèse de Boston a couvert jusqu’en
2002 et dont la sortie concomitante en France a encouragé « la Parole libérée »dans
son action.
Le prêtre a été mis sous examen
Alexandre, Bertrand,
mais aussi François, Laurent, Christian, Didier et tant
d’autres du groupe scout Saint-Luc, à Sainte-Foy-lès-Lyon.
L’affaire, qui fait l’objet d’une enquête judiciaire, semble
d’envergure.
Par son ampleur : le
prêtre, âgé de 71, ans a été mis en examen et placé sous
contrôle judiciaire « pour agressions
sexuelles aggravées » sur des scouts après
que quatre plaintes ont été déposées en mai 2015 ; il a
aussi été placé sous le régime de « témoin assisté » pour
trois « viols ».
Mais, selon le
registre tenu par Bertrand, qui a gonflé à mesure que les
témoignages – pour la plupart prescrits – affluaient surle
blog ouvert en décembre par l’association (1), il y
aurait environ « 45 victimes
déclarées ». Sans
précédent aussi parce que le prêtre lui-même a toujours
reconnu ces faits, ce qui est plutôt rare dans ce type de
drame. Et parce qu’ils ont longtemps été couverts.
Le « père Bernard » entraîne ses « chouchous » à l’écart
1972,
Sainte-Foy-lès-Lyon, paroisse Saint-Luc, dans la banlieue
ouest. Décrit comme effacé, le curé, le P. Plaquet, est
rejoint par un jeune vicaire doté d’une forte autorité
naturelle. Ce « génie de
l’organisation » a
créé une troupe scoute indépendante, le groupe Saint-Luc
(GSL). Camps, grands jeux, levers de drapeaux : très vite,
le GSL attire jusqu’à 400 enfants.
Le P. Preynat
s’entoure de jeunes chefs et cheftaines ainsi que de parents
qui le vénèrent. « On l’aimait bien mais on
le craignait, se
souvient Claire (2), scoute de 1972 à 1977. Très tôt, dans ma
conscience d’enfant, j’avais compris qu’il préférait les
garçons. » Côté
face, le « père Bernard » entraîne ses« chouchous », des
scouts de 7 à 11 ans, à l’écart ou profite des trajets en
bus pour leur imposer gestes déplacés et attouchements.
Pour Laurent, 47 ans,
ce calvaire a duré de la fin 1979 à 1982. « Je savais qu’il le
faisait avec d’autres, même si c’était difficile à mettre
en mots. Que dire ? Et à qui ? Nous sentions un mur en
face de nous, de la part de ceux qui le niaient. Le
P. Preynat incarnait une autorité phénoménale. »
Une pétition est lancée par les paroissiens en soutien au prêtre
À la même époque,
pourtant, la mère de Bertrand, à qui son fils s’est confié,
convoque le prêtre qui s’excuse. Le P. Plaquet et le diocèse
sont informés mais des paroissiens lancent une pétition en
soutien au P. Preynat. « Comment un homme qui
aime autant la Sainte Vierge pourrait-il commettre de tels
actes ? », s’indigne alors une maman.
Il faut attendre dix
ans plus tard, et la remarque candide du fondateur de La
Parole libérée, François Devaux, âgé de 10 ans à l’époque,
pour que la machine s’emballe : « Rentrant d’une réunion
scoute, j’ai dit à mes parents, tout fier : “Le P. Bernard m’aime très fort et
il m’a même embrassé sur la bouche !” Ils m’ont aussitôt
retiré du groupe. »
C’était en mai 1990…
Il faudra encore plusieurs mois et toute leur ténacité pour
faire bouger les choses. Dans une lettre du 14 février 1991
adressée sous forme d’ultimatum au cardinal Decourtray, le
primat des Gaules de l’époque, et alors que deux autres
enfants ont avoué avoir subi ces mêmes agissements, Madame
Devaux menace d’alerter la justice si le P. Preynat n’est
pas renvoyé sur-le-champ et écarté de tout contact avec des
enfants.
Le prêtre est finalement débarqué en février 1991
La réponse du
cardinal est immédiate : « Il y a du ”diabolique”
dans cette affaire et le “coupable” n’est qu’une victime
que je vais tenter de libérer. » Convoqué le
même jour, le P. Preynat écrit aux Devaux : « Je n’ai jamais nié les
faits qui me sont reprochés, ils sont pour moi une
blessure profonde dans mon cœur de prêtre. » Il sera
finalement débarqué avant le camp d’hiver et envoyé chez les
Petites Sœurs des pauvres.
Pourquoi a-t-il fallu
tant de temps, alors qu’en février 1991 « personne n’a été surpris
», selon
plusieurs témoins ? « À l’époque, on ne disait
rien, c’était tabou. Certains pensaient qu’il s’agissait
de calomnies… », souligne
Jean-Noël Guinot, père de trois scouts. L’autorité et l’aura
du P. Preynat ont sans doute grandement contribué au
silence, emblématique d’une époque.
« C’était un homme
remarquable par ailleurs. Il nous semblait ce qu’il
fallait pour nos enfants », se souvient
Guy, dont les trois enfants ont été scouts. Lui-même et sa
femme ont continué, avec d’autres couples, à « soutenir spirituellement
le père, après son départ ».
Les familles enfouissent le secret
Des zones d’ombre
demeurent. Beaucoup de prêtres de l’époque sont morts, à
commencer par l’archidiacre, Mgr Faivre, mais aussi le curé
de Saint-Luc… Pourquoi n’a-t-il rien dit ? « Il y avait une sorte de
solidarité entre eux. Le P. Plaquet n’a jamais voulu en
parler par la suite, même à ses confrères, et lorsque
Preynat a été déplacé à Neulise, il a demandé à le suivre
», avance le P. Michel Desvignes qui succéda aux deux
hommes en 1991.
Affaire classée ?
Pendant vingt-cinq ans, les victimes et leurs familles ont
enfoui ce secret. « Le cardinal
Decourtray nous avait assuré avoir fait le nécessaire »,
explique François Devaux. Après six mois chez les sœurs, le
P. Preynat sera finalement muté dans une paroisse, à Neulise
(Loire).
« À l’époque, le cardinal
a fait ce que le Vatican lui demandait, on déplaçait le
prêtre, on protégeait l’institution », affirme Régine
Maire, chargée par l’actuel archevêque, le cardinal Philippe
Barbarin, de recevoir les victimes.
La colère des victimes se porte aujourd’hui contre le diocèse de Lyon
Alors que l’épiscopat
français a adopté des normes sur la pédophilie en 2002 et
que Benoît XVI puis le pape François ont été très fermes sur
la « tolérance zéro », la colère des victimes se porte
aujourd’hui contre le diocèse de Lyon.
Elles ne comprennent
ni le choix d’avoir maintenu le P. Preynat en poste – il a
été nommé doyen en 2013 –, ni les lenteurs à le décharger de
ses fonctions à la suite du courrier d’alerte adressé par
Alexandre au cardinal Barbarin en juillet 2014. Le jeune
financier vient alors d’apprendre, au détour d’une
conversation, que le curé assure toujours le catéchisme…
« Si je n’avais alerté le
diocèse, il serait encore à Thizy », déplore
Alexandre. En septembre 2014, il rencontre Régine Maire, qui
organise une confrontation avec le prêtre. Puis écrit de
nouveau au cardinal, le 27 décembre, « choqué que rien ne se
passe », et
lui envoie le témoignage d’une autre victime.
Le diocèse tarde à retirer sa charge au P. Preynat
Le 15 mars 2015, ce
dernier répond avoir annoncé au P. Preynat lui retirer sa
charge. Mais à Pâques, le prêtre est toujours en poste.
Alexandre écrit au pape et au procureur de la République.
Bernard Preynat quittera finalement sa paroisse le 31 août.
« Les échanges de
correspondance avec Rome ont ralenti le processus », indique
Régine Maire. Une victime présumée, Laurent, assure en outre
avoir rencontré Mgr Thierry Brac de la Perrière, alors
évêque auxiliaire, le 24 juin 2011. « Il m’a bien dit alors :
“Nous avons Preynat à l’œil” », affirme Laurent.
Interrogé par La Croix,l’évêque
affirme « ne pas se
souvenir de ce rendez-vous », préférant « ne pas s’exprimer sur
cette affaire ».
Comme en 1991, le
départ du P. Preynat suscite de fortes tensions dans le
diocèse. Certains paroissiens se sentent trahis. D’autres
fidèles ne nient pas les faits mais ne comprennent pas
pourquoi on ressasse ces scandales.
À l’évêché, le dossier du prêtre était resté « quasiment vide »
« Le cardinal Decourtray a
agi selon ce qu’il jugeait bon. Ce qui me blesse, ce sont
ces attaques qui font beaucoup de mal à l’Église »,
estime Denise Bouteille, 80 ans. Ses trois enfants ont été
au groupe Saint-Luc. « Lorsqu’on disait à mon
défunt mari qu’ils étaient bien élevés, il répondait que
c’était en grande partie grâce au P. Preynat. »
Tout homme n’a-t-il
pas droit à une deuxième chance ? C’est manifestement le
pari qu’a fait le cardinal Barbarin à l’égard de ce prêtre
dont il a pris connaissance du lourd passé cinq ans après
son arrivée à Lyon.
À l’évêché, le
dossier du prêtre était du reste « quasiment vide »,hormis
la lettre des Devaux et une autre de paroissiens dénonçant
des « calomnies ». « À ce
jour, et à la connaissance du diocèse, aucune plainte n’a
été déposée contre ce prêtre pour des faits postérieurs à
1991 », soulignait
l’archevêché le 12 janvier dans un communiqué, précisant que « ce prêtre
n’aurait pas connu de nouvelles missions si les faits
reprochés en 1990 survenaient aujourd’hui ».
Un « prêtre pédophile en test » ?
« Quand bien même… Comment
le cardinal peut-il écrire que l’Église veut être une
“maison sûre” ? Accepteriez-vous de courir le risque de
confier vos enfants à un “prêtre pédophile en test” ? Cela
me semble d’une irresponsabilité gravissime », tempête François
Devaux, 36 ans, maître d’œuvre dans la rénovation à
Villeurbanne.
Lors d’une
confrontation avec le P. Preynat et leurs avocats, fin
janvier, ce père de trois filles rapporte que le prêtre lui
aurait assuré que « tous les cardinaux (3) ont toujours été
au courant ».
(2) Certains prénoms
ont été changés.
(3) Decourtray,
Balland, Billé et Barbarin.
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